Édition originale de Thibet – peut-être le plus extraordinaire poème de Segalen.
Un des 10 exemplaires sur vélin d’Arches, seul tirage de tête.
Trente-huit séquences parmi les plus achevées du manuscrit Thibet paraissent ici pour la première fois. Précisons que six séquences ont d’abord été publiées dans la revue France-Asie de septembre 1956, avant que La Table Ronde n’en publie huit autres le mois suivant. En juin 1958, sous le pseudonyme d’Henry Amer, Henri Bouillier présentait huit séquences supplémentaires dans le numéro 66 de la NRF.
Par deux fois Segalen manqua de parvenir au Tibet. La première fois, en novembre 1909, lors de sa première expédition chinoise avec Gilbert de Voisins, les conditions hivernales les avaient empêchées de franchir une passe de quatre mille mètres d’altitude qui les aurait amenés en plein milieu tibétain. La seconde fois, en août 1914, au cours de l’expédition archéologique qu’il menait avec Lartigue et Voisins, l’annonce du déclenchement de la guerre les obligea à rebrousser chemin. C’est pourtant cette contrée légendaire, fascinante pour l’imagination des voyageurs, qui allait devenir « le lieu et la formule » de la dernière tentative créatrice de Segalen, le Tibet, toit du monde marqué d’un effroyable blanc sur les cartes où allait s’inscrire son ultime poème et s’élancer sa dernière expérience vers l’absolu – selon l’acception encore inédite du Docteur Faustroll : «Logiquement, la recherche de l’extrême-lointain, dans des mondes exotiques ou abolis, mène à l’absolu».
La rencontre que Segalen fit, en mai 1917, de GustaveCharles Toussaint avait cristallisé ses regrets de voyageur et ravivé un nouveau germe d’œuvre. Juge consulaire à Shanghai, celui-ci était passionné par le Tibet qu’il avait souvent parcouru. Il en connaissait la langue et s’occupait alors de traduire le manuscrit d’un texte sacré du XVIIème, acquis à une lamaserie du Lithang, en 1911. Le texte racontait les existences de Padmasambhava, fondateur du lamaïsme. La lecture que lui en fit son nouveau compagnon de voyage ajoutée aux évocations de l’inaccessible pays, devaient marquer Segalen. Toussaint est un peu à l’origine de mon poème Thibet, écrit Segalen à sa femme, car c’est en bramant au Thibet avec lui que j’en eus d’abord l’idée, puis l’audace.
Ce lieu que Segalen n’aura jamais parcouru réellement, le poème tentera de le faire. Monter au Tibet par les mots offrait à Segalen une nouvelle aventure, exaltante, comme souvent au départ d’une ascension.
C’est une très longue et copieuse et substantielle Ode à celui des Pays le plus haut – écrit-il alors à sa femme. Bien que tout du pays : noms, pics, eaux vives, glaces, habitants, sentiments, êtres visibles et invisibles, vienne participer au chant, une bonne étendue est consacrée – emmêlée – à la paraphrase d’émotions non Tibétaines, mais d’un ordre équivalent. Voilà. Je n’ai pas pu cacher plus longtemps. Je ne te dis rien du détail des thèmes successifs, pour ne pas employer de force des mots qui déjà sont encabochonnés comme de dures pierres brillantes dans l’énorme pièce orfévrée. Il y aura une cinquantaine de « laisses » ou « séquences », chacune de dix-huit à vingt vers. Soit cinquante pages. Une dizaine sont faites. Deux ou trois presque terminées. Une quarantaine sont posées; et j’ai du bétail d’offrande à revendre pour nourrir copieusement les dernières. Ça ne ressemblera pas à grand’chose de connu.
Le ton est entièrement trouvé. Aucun rapport, si ce n’est de tension et d’exalté avec mes Odes; si ce n’est aussi le soin que j’apporte à l’éclatement de mes rimes, plus tressées, plus enlacées, plus Verbales qu’on ne le fit jusqu’ici. J’y travaille deux à trois heures par jour. Je le rumine. Je le reprends incessamment. L’effort est considérable et le demeurera jusqu’à la fin. Je ne songe point à le terminer avant des mois – des répits, des reprises. Mais il fallait coûte que coûte lui donner droit d’existence; ces quelques semaines ont été entièrement dévorées par cela.
Le regret a toujours suscité plus d’hymnes, et plus beaux, que la possession satisfaite, avait écrit Segalen dans le Double Rimbaud. Pourtant le regret du voyageur ne fut pas la seule raison du poème comme celui-ci ne se substitua pas au voyage manqué. Thibet, est le poème de toutes les ascensions. A la différence des œuvres passées, il se bâtit moins qu’il ne jaillit. Il a cette vitalité dernière que possèdent les œuvres ultimes, celle aussi qui se manifeste contre la déchéance physique qui s’étend peu à peu dans l’organisme d’un poète – les cimes brumeuses et blanches qui se dressent ne supposent-elles pas des abîmes d’ombre et de ténèbres, une part plus obscure ?
Il exprime une dernière fois que la poésie et l’action ne sont pas inconciliables. Pour moi, fatigué toujours, écrit-il à Jules de Gaultier le 29 avril 1918, de Brest où il est revenu, mais seulement des choses grossières, un peu diminué en muscles, ce sport vivant que j’aimais tant, je dois renoncer pour un temps à ces joies de donner des coups dans la matière (…) Et je me venge de ma chair moins robuste en en faisant un poème lyrique, d’escalade et d’effort, en mettant en lyrisme l’obtention montagnarde des hauteurs.
Ainsi, par des jeux d’analogies, de transpositions, le paysage réel sculpté dans la matière imaginaire des mots, en vient à donner une image inversé du paysage spirituel du poète. Cette impossibilité initiale à gagner les hauts plateaux, impossibilité que le poème met également en abyme, ne renvoie-t-elle pas à l’impossibilité d’atteindre sa propre réalité ontologique ? Serait-ce, pour conclure avec Henry Bouillier, une allégorie de l’être dont nous n’appréhendons que l’absence…?
Thibet est un beau et grand (r)eceuil poétique dédié
Au dompteur éternel des cimes de l’esprit, Frédéric Nietzsche