L'exemplaire du Magicien ...
Édition originale de La Recherche publiée à la N.R.F. enrichi de quatre dédicaces de Marcel Proust à l’écrivain Henry Céard.
Tome I : Du côté de chez Swann – 1919. Nouvelle édition publiée par Gallimard – achevée d’imprimer le 14 juin 1919.
Envoi a. s. : à Monsieur Henry Céard / Ce livre pour qui vous vous êtes montré si bienveillant / Votre reconnaissant / Marcel Proust
Tome II : A l’ombre des Jeunes Filles en fleurs – 1918 – achevé d’imprimer le 30 novembre 1918.
Tome III : Le Côté de Guermantes. 1920. Un des 30 exemplaires d’auteur, hors commerce numérotés de 801 à 830 (ici 801) parmi les 1040 exemplaires sur papier vélin pur fil Lafuma- Navarre, seul tirage après les réimposés. Double feuillet d’errata.
Envoi a. s. : A Monsieur Henry Céard / Hommage de mon admiration respectueuse, reconnaissante et profonde / Marcel Proust
Tome IV : Le Côté de Guermantes, II & Sodome et Gomorrhe, I. 1921. Un des 30 exemplaires d’auteur, hors commerce numérotés de 801 à 830 (ici 825) parmi les 1040 exemplaires sur papier vélin pur fil Lafuma-Navarre, seul tirage après les réimposés.
Envoi a. s. : A Monsieur Henry Céard / Hommage d’admiration et de respectueuse reconnaissance / Marcel Proust
Tome V : Sodome et Gomorrhe, II. 1922. 3 volumes. Chacun des 3 volumes est un des 890 exemplaires numérotés sur papier vélin pur fil Lafuma-Navarre (chacun numérotés 781), seul tirage après les réimposés.
Envoi a. s. sur le premier volume : à Monsieur Céard / Hommage bien respectueux de reconnaissance et d’admiration / Marcel Proust
Tome VI : La Prisonnière (Sodome et Gomorrhe, III). 2 volumes. 1923. Tome VII : Albertine disparue. 1925. 2 volumes. Tome VIII : Le Temps retrouvé. 1927. 2 volumes. Tous ces volumes sont numérotées sur pur fil Lafuma-Navarre, seul tirage après les réimposés.
D’après Lucien Daudet, Henry Céard fut, avec son frère Léon Daudet, le plus acharné défenseur d’A l’ombre des Jeunes Filles en fleurs pour l’attribution du prix Goncourt remporté par Proust le 10 décembre 1919 par six voix contre quatre pour Les Croix de bois de Roland Dorgelès (Léon Daudet, Gustave Geffroy, Élémir Bourges, les deux frères Rosny et Céard pour le premier – Ajalbert, Hennique, Bergerat et Lucien Descaves pour le second). Comme il le prétendit, avec exagération ou humour, Proust ne reçut pas moins de 870 lettres de félicitations pendant que la presse, loin d’être unanime, blâmait l’académie pour son choix, raillait l’âge et la fortune de son lauréat ou moquait le fait qu’il n’avait pas fait la guerre contrairement à Dorgelès – certaines de ces raisons allant à l’encontre des règles d’attribution du prix voulues par feu ses fondateurs, bref, on parlait peu du livre, sauf pour dire qu’il avait 500 pages… Au moins Proust pouvait-il se réjouir d’avoir eu la reconnaissance de ses pairs comme il l’expliqua à Céleste Albaret : c’est le seul prix de valeur, aujourd’hui, parce qu’il est décerné par des hommes qui savent ce qu’est le roman et ce que vaut un roman.
Plus que tout autre membre du jury, Céard est certainement le plus qualifié pour en juger. Disciple de Flaubert, comptant en 1880 parmi les six écrivains des Soirées de Médan, lecteur infatigable, esprit encyclopédique curieux de tout, Céard est alors un chroniqueur brillant que Zola, en quête de documentation pour ses romans, ne cesse de solliciter. A trente ans il publie son premier roman, Une belle journée (1881) – un roman impeccable, le type du chef d’œuvre méconnu, équilibré, pointu, d’un ton subtilement pince-sans rire (René-Pierre Colin) – puis à cinquante-cinq ans révolus, son second et dernier roman, Terrains à vendre au bord de la mer (1906), magistral roman fleuve (775 pages en corps 8 !), philosophique, poétique et musical, de l’ampleur des grandes Comédies littéraires du XIXe, fourmillant de personnages, d’intrigues et de thèmes multiples, qui l’occupa une grande partie de sa vie – un authentique chef d’œuvre encore insuffisamment connu à ce jour mais qui se hisse, sans nul doute, bien au-dessus des productions littéraires de ces messieurs du jury Goncourt de 1919.
Comme le remarque pertinemment Thierry Laget (Proust, prix Goncourt, Une émeute littéraire, Gallimard 2019), Henry Céard aura peut-être reconnu dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, l’œuvre qu’il appelait déjà de ses vœux en 1906 dans Terrains à vendre au bord de la mer : Quelqu’un naîtra un jour qui possédera le sens et l’éloquence de toutes les beautés éparses dans la vie, et qui les décrira logiquement, simplement, avec des mots agencés sans embarras dans des phrases sans pédanterie ni didactisme.
Céard, qui fut très lié avec la famille Daudet chez qui il dînait souvent, y aura peut-être croisé l’auteur de La Recherche. Pourtant, la monumentale correspondance proustienne établie par Philip Kolb contient peu d’entrées le concernant. Une allusion dans une lettre d’octobre 1909 à Lucien Daudet à propos de la Bretagne et d’un écrivain de grand talent qui confirme seulement que Proust connaît au moins l’existence des Terrains à vendre (en 1919, remerciant Céard de son vote, Proust lui écrira : Je ne viens pas vous exprimer ma reconnaissance seulement comme à l’un des Dix, qui a eu la bonté de voter pour moi, mon admiration comme à l’écrivain dont je place l’œuvre si haut – lettre retrouvée par Thierry Laget). Un paragraphe d’une lettre de mai 1916, toujours à Lucien Daudet (…) j’ai reçu un mot de Céard que je te montrerai. Comme il m’écrit « Monsieur et cher Confrère », je lui ai écrit Monsieur et Éminent confrère, mais j’ai réfléchi après qu’il devait être sinon de l’Académie Goncourt, du moins du « Grenier », et que c’est très peu Grenier. Effectivement, si Céard est un assidu du grenier d’Edmond de Goncourt (celui-ci avait même pensé en faire son exécuteur testamentaire et le président de sa future académie avant de se raviser et de l’écarter) il n’intègre le jury qu’en 1918, succédant à Huÿsmans, Jules Renard et Judith Gautier « au deuxième couvert ». Kolb ajoute en note que les lettres que Proust échangea avec Henry Céard à l’époque en question ne nous sont pas parvenues. Outre quelques allusions perdues ici ou là, il faut attendre le 29 septembre 1920 pour avoir enfin une longue lettre de Proust à Céard, au moment où l’auteur de la Recherche vient d’être nommé chevalier de la légion d’honneur … grâce à Céard ! – cette fois plus d’hésitation : Cher Monsieur et Maître. Reynaldo que je n’avais pas vu depuis des mois et qui est venu ce soir, un court instant encore abrégé par l’arrivée du médecin de mes oreilles, m’a ému profondément en me disant que non seulement vous aviez pensé à me faire décorer, mais que vous avez déployé, pour l’obtention de cette croix, une activité, une bonté infinies. Vous me connaissiez, malheureusement pour moi, si peu, qu’il y a dans cette haute bienveillance que vous me témoignez, quelque chose de plus touchant que vous ne l’éprouvez peut-être vous-même. L’atmosphère si noble, si pure, cet air des sommets, qui entoure les rapports d’un grand « Patron » comme vous, avec un vieil élève comme moi, est la chose la plus belle que je sache. Je vous remercie du fond du cœur, magicien qui sans que je quitte mon lit, faites faire à mon cœur déprimé cette cure d’altitude (…).
Par deux fois donc, Céard, tel un magicien, œuvra pour la consécration de l’œuvre et de son auteur.
Cet ensemble de La Recherche a été relié après la mort de Céard survenue le 16 août 1924 – probablement dans les années 30 – Proust étant mort en 1922, les tomes VI à VIII furent joints aux cinq premiers tomes, complétant ainsi la série.
La réédition de Du côté de chez Swann fut imprimée le 14 juin 1919, six mois avant l’attribution du Prix Goncourt. A l’ombre des jeunes filles en fleurs fut imprimé le 30 novembre 1918, Céard venait juste de rejoindre l’Académie Goncourt. Après Swann paru trop peu de temps pour concourir à l’attribution du prix de 1913, Proust est de nouveau en piste pour le prix – cette fois le livre paraît suffisamment en avance pour être lu par les membres du jury. Il est possible que Proust n’ait pas envoyé à Céard, en 1913, l’édition Grasset de Swann, mais compte tenu de l’envoi qu’il lui fait sur le volume Gallimard, il y a fort à parier que Céard avait déjà connaissance de ce premier titre. Proust le remercie-t-il d’un article (malgré nos recherches, etc…) qu’il lui a consacré ou d’une lettre qu’il lui a envoyée (non parvenue à la postérité) – pour cette bienveillance dont a déjà fait preuve Céard au sujet de Swann… ?
Quant au volume des Jeunes filles en fleurs, il est plus que probable que Proust lui a envoyé un exemplaire dédicacé, peut-être même un des 64 grand papier, qui se serait alors égaré dans une autre contrée bibliophilique.
Reste cet exemplaire d’une éminente provenance – feu Viardot n’aurait pas hésité à parler d’un envoi de réciprocité littéraire …
Envois inconnus de Kolb.
Une trace de pluie au bas de la couverture des Jeunes Filles. Les dos se sont légèrement éclaircis, on peut sortir.